Finalement, est-ce si grave? Parmi les économistes, on se tâte. Les plus attachés au modèle libéral classique se montrent les plus optimistes. Ils mettent la virulence de la crise actuelle en rapport avec la relative modération des précédentes, rappellent les retombées heureuses de la révolution libérale des années quatre-vingt: disparition du contrôle des changes, liberté de voyager, harmonisation des politiques monétaires, baisses d’impôt, progression des droits humains et de la démocratie. Et s’ils attribuent le soudain dérèglement de la machine aux mesures prises par l’administration américaine pour favoriser l’accès des plus démunis à la propriété de leur logement ou à une politique monétaire trop généreuse, ils tendent à en exonérer le marché. Ce dernier fonctionne toujours et trop vouloir le corriger serait plus dangereux que d’essuyer une crise peut- être salutaire.
Mais ce sont désormais surtout les voix plus critiques qu’on entend. Elles relèvent que la croissance économique a provoqué une concentration inouïe des richesses dans les mains d’un tout petit groupe de supernantis, que le pouvoir d’achat de la majorité n’a que peu – ou, aux Etats-Unis, pas du tout – augmenté. Et que cet accroissement des inégalités est politiquement inacceptable, surtout au moment où les circonstances économiques refont de la solidarité une vertu nécessaire. Leur demande de régulation ne vise pas seulement, voire pas prioritairement les marchés financiers, d’où est venue la dégringolade. Mais aussi les rapports sociaux, dont l’harmonie est à leurs yeux un paramètre important du bonheur économique et un critère décisif de la stabilité politique.
Ni l’un ni l’autre de ces discours n’est nouveau. Ce qui l’est, c’est le changement de rapport de force de l’un à l’autre. Hier encore, le second était frappé du stigmate irrémédiable de la ringardise et le premier, même répété depuis bientôt trois décennies, gardait la fraîcheur combative de la nouveauté. Aujourd’hui, les rôles sont brutalement inversés. L’épreuve, certes drastique, des faits suffit-elle à l’expliquer? Ou faut-il aller chercher des causes plus complexes à ce retournement?
La réponse que chacun donne à ces questions dépend bien sûr en partie de sa propre conviction de fond. Dans un petit livre prémonitoire publié en 2007, le prix Nobel d’économie Paul Krugman, lui-même keynésien convaincu, fait commencer l’histoire avec la révolution reaganienne, qu’il dépeint comme un coup d’Etat intellectuel et politique, soigneusement orchestré par les cercles américains les plus conservateurs et visant à balayer toute entrave à l’enrichissement massif des plus riches. La crise, dans cette optique, est une conséquence logique du tout-économique imposé au monde depuis les années quatre-vingt. Et une occasion bienvenue d’en revenir enfin à une économie profitant au plus grand nombre.
Sa démonstration, brillante, omet pourtant un petit détail: le contexte économique dans laquelle s’est inscrite cette révolution. Pour Pascal Bridel, qui enseigne l’histoire des théories économiques à l’Université de Lausanne, ce contexte a été déterminant. «Les économistes ont tendance à surestimer beaucoup leur influence. Les événements et les mesures prises par les gouvernements pour y faire face jouent souvent un rôle beaucoup plus décisif.» Une idée économique s’épuise, dans cette optique, lorsqu’elle se retrouve incapable de rendre compte du réel. C’est ce qui est arrivé dans les années 1970, aux idées keynésiennes.
«On ne parvenait pas à sortir d’une situation où tant le chômage que l’inflation augmentaient. La Grande-Bretagne était au bord de l’implosion, avec un mécanisme salarial totalement verrouillé par les syndicats. Les théories économiques dominantes étaient impuissantes car elles avaient perdu de vue l’agent économique de base: l’individu rationnel confronté aux choix économiques.»
Dans cette optique, la révolution ultra-libérale a servi d’accompagnement théorique et de justification aux mesures avant tout pragmatiques qui ont été prises, notamment par Margaret Thatcher, pour débloquer la situation. Il n’y avait pas à aller chercher bien loin: «La plupart des idées économiques avec lesquelles nous opérons aujourd’hui ont été inventées au XVIIIe siècle.» Mais nul ne conteste qu’une fois (re)mise au goût du jour, la nouvelle pensée économique a tout envahi.
«C’est devenu une religion, commente Fabrizio Sabelli, expert en anthropologie économique. Il a cessé d’être possible de penser en dehors du cadre. Le message était le suivant: le marché est tout-puissant et il va tout arranger. S’il produisait des injustices, c’était momentané et de toute façon inévitable – «That’s the way it is» a résumé Joseph Stiglitz. On était délivré de l’obligation de chercher de nouvelles idées, de réfléchir à des stratégies communes pour améliorer la situation. D’ailleurs pourquoi vouloir l’améliorer? La souffrance, la précarité, tout était justifié dans le schéma économique du monde. Les plaintes n’avaient plus de légitimité, chacun était responsable de son destin. Il n’y avait plus d’alternative. La politique était devenue inutile.»
La conversion, bien sûr, ne s’est pas faite en un jour: les médias, surtout électroniques, y ont puissamment contribué en donnant une image séduisante à l’homo economicus dont l’égoïsme absolu était désormais béni par le marché. «Ils ont popularisé, analyse toujours Fabrizio Sabelli, l’idée qu’il était possible de lever toutes les entraves, de profiter de tout, tout le temps. Le mot clé, sur lequel un Silvio Berlusconi a assis son succès médiatique et politique, est «liberté». On avait désormais le droit de penser et de dire que la loi, les impôts, la solidarité, la culture, l’Etat nous barbaient, on pouvait même en être fier.»
Même s’il ne l’exprimerait sans doute pas en des termes aussi vifs, Pascal Bridel partage ce jugement sur l’invasion progressive de tout le champ intellectuel par l’économie. Un succès paradoxal car les idées néo-libérales n’ont eu qu’une influence très relative sur la pratique de la politique économique. «On a dérégulé les rapports sociaux. Mais, paradoxalement, on a très peu dérégulé la finance. Il est donc difficile de dire que les doctrines ultra-libérales ont causé seules la crise. Mais il est incontestable que la crise a mis les doctrines ultra-libérales en échec.»
Un échec, estime François Denord, sociologue spécialiste des doctrines économiques, qui se préparait depuis un certain temps déjà: «En France, on peut remonter au débat autour du référendum sur la Constitution européenne, les revendications sur le pouvoir d’achat, les émeutes de la faim ailleurs dans le monde… On avait de nombreux signes d’une crise économique et sociale déjà bien engagée.»
La crise financière, si l’on suit Fabrizio Sabelli, n’a pas tant couronné ce mouvement de remise en cause qu’elle a soudain permis de le voir et de le prendre en compte. L’ultralibéralisme s’effacerait donc parce qu’il ne constitue plus, comme le dit Pascal Bridel, le meilleur moyen de penser la réalité économique. Mais de quel instrument de rechange dispose-t-on?
Le quidam qui regarde autour de lui à la recherche d’idées ou de perspectives nouvelles ne voit rien venir. Et les économistes confirment: non seulement le répertoire des grandes théories économiques est restreint, mais toutes ont été testées sur le terrain. Et les plus planificatrices d’entre elles ayant démontré leur échec, on s’achemine vraisemblablement vers un retour en grâce des stratégies de compromis visant à réguler le marché sans lui dénier le rôle de mécanisme central dans la production et de la distribution des biens et des richesses.
«Pour le moment, la volonté de régulation reste très modeste, relève François Denord. On en reste à des interventions ponctuelles massives des Etats pour relancer l’économie et à un débat moral assez court sur les salaires et les bonus des patrons dont les établissements profiteront de ces aides. Mais si la crise s’aggrave, on ira sans doute plus loin.»
Au premier plan, la question sociale. C’est-à-dire les vieilles recettes keynésiennes consistant à mieux encadrer la négociation des salaires, à renforcer le pouvoir des syndicats et le filet social minimal. «On peut par exemple se demander, suggère François Denord, si tous les secteurs doivent être soumis au marché. Ou si certains, comme par exemple l’immobilier, qui touche à un besoin essentiel de tous, ne gagneraient pas à être régulés de façon plus interventionniste.»
Vu sous cet angle, ce qui se prépare sous l’effet de la crise pourrait ressembler à un simple retour de balancier régulateur qui ferait de la période ultra-libérale qui s’achève «une aimable excroissance» pour reprendre les mots de Pascal Bridel. Car l’économie n’est pas la seule à évoluer de façon cyclique. C’est aussi largement le cas de la pensée et de la théorie économiques.
L’ampleur de la correction, toutefois, demeure incertaine. «Pour le moment, on se limite à la remise en cause du laisser-faire, commente François Denord. Mais on entend déjà quelques voix critiquer le «laisser passer», c’est-à-dire la mondialisation des échanges.»
Et à ce stade, si certains s’espèrent, comme Fabrizio Sabelli, au seuil d’une époque de remise en question créatrice dont les conséquences sont encore inimaginables, c’est au sein même de la pensée libérale que se dessine le débat le plus structuré. Au nom du libéralisme, des voix de plus en plus nombreuses appellent à relire Adam Smith, dont, relève Pascal Bridel, les ultra-libéraux n’ont retenu que la moitié, laissant de côté les valeurs morales et philosophiques qui sous-tendent la théorie économique.
Cette relecture amène une philosophe comme Monique Canto-Sperber à envisager les mesures à prendre pour amener le marché à fonctionner dans l’intérêt de tous, non comme une part du feu à concéder à une doctrine adverse mais comme un instrument indispensable d’un libéralisme bien compris. Pascal Bridel préfère une vision plus dynamique de la question: «En soi, et on le sait au moins depuis Adam Smith, le marché est un système absolument immoral mais c’est le plus efficace pour produire de la richesse. La question est donc de savoir quelle dose d’immoralité doit être acceptée au nom de l’efficacité ou, à l’inverse, jusqu’où on peut renoncer à de l’efficacité pour garantir plus de justice entre les acteurs du marché. Et c’est une question à laquelle la réponse, par nature, ne cesse de changer en fonction des circonstances.»
«L’Amérique que nous voulons»,
de Paul Krugman, Flammarion, 2008.
«Faut-il sauver le libéralisme?»,
de Monique Canto-Sperber
et Nicolas Tenzer, Grasset, 2006.