La nomination, l’été dernier, du directeur général de Nestlé Suisse,
M. Roland Decorvet, comme membre du Conseil de fondation
de l’Entraide protestante (EPER) suscite la controverse. Une pétition
«pour une EPER politiquement engagée et prophétique» a
été lancée et un groupe romand, baptisé «EPER-quo vadis?», a publié
une brochure sur les enjeux éthiques de cette nomination. Ce
groupe comprend les théologiens Pierre Bühler et Henry Mottu, les
pasteurs retraités Pierre Herold, Olivier Labarthe et Pierre Strauss
(ancien secrétaire romand de l’EPER), ainsi que Catherine Herold
et Boudewyn Sjollema. Nous présentons ci-dessous un résumé
succinct de cette brochure dont on trouvera le texte intégral, ainsi
que la pétition, sur le site www.eper-quo-vadis.ch. Nous tenons
d’autant plus à attirer l’attention de nos lecteurs sur cette question
qu’elle porte, au-delà de la présente controverse, sur la nature
de la relation entre celui qui aide et celui qui est aidé et peut donc
tous nous concerner, ne serait-ce qu’en tant que donateurs.
Les responsables de l’EPER justifient l’engagement de M. Decorvet
par ses convictions religieuses et ses compétences en matière de gestion
financière. «Cela suffit-il?», demandent les auteurs de la brochure. «M.
Decorvet ne représente-t-il pas forcément aussi certaines pratiques,
certaines stratégies, certaines finalités liées à l’entreprise Nestlé?»
Il a été fait mention de l’expérience de M. Decorvet dans l’hémisphère
sud et de son engagement dans des oeuvres de charité. «Charité
n’est pas justice», lit-on encore dans cette brochure. L’effort de justice
que mène l’EPER «pourra créer des situations conflictuelles avec les
finalités de profit de Nestlé».
Dévoiler les racines de la pauvreté
Certaines déclarations de M. Decorvet suscitent l’inquiétude.
Notamment quand il a présenté Nestlé comme «la meilleure organisation
d’aide au développement qui soit» (il s’est partiellement
rétracté sur ce point). Ou quand il a rejeté tout droit d’ingérence des
Églises dans les questions politiques ou économiques.
Un document de l’EPER sur sa «stratégie» renforce cette inquiétude.
Il stipule que «des coopérations avec l’économie, basées sur
des critères précis, doivent être initiées ». Les auteurs de la brochure
concèdent que le souci de la rentabilité et de l’effi cacité, la recherche
de ressources financières ne sont pas illégitimes, mais posent
la question de la hiérarchie entre intérêts économiques et valeurs
éthiques.
Ils ajoutent qu’il ne suffit pas de collecter des fonds de manière efficace.
«Il faut aussi comprendre les mécanismes de la pauvreté, dévoiler
leurs racines dans les structures de pouvoir de notre monde actuel.»
Profit et éthique
Certes, admettent ces auteurs, Nestlé n’est pas dépourvu de
valeurs éthiques, mais, selon eux, ces valeurs sont, hiérarchiquement,
au service des intérêts économiques et ne «résistent pas toujours
aux impératifs du profit». Ils font état, à ce propos, des conflits
entre la multinationale et des syndicats en Colombie ou des grévistes
aux Philippines. Ou encore de l’infiltration d’un agent de Securitas
dans un groupe d’Attac...
Pour Nestlé, l’objectif à long terme consiste à créer de la valeur
pour ses actionnaires. Même si la multinationale a la conviction
qu’elle contribue à atténuer l’extrêmepauvreté et la faim, il y a
ainsi incompatibilité entre sa finalité et celle de l’EPER. Cela apparaît
notamment dans la relation entretenue entre l’une et l’autre institution
et les populations rurales du Sud. Pour l’EPER, ces populations
sont des partenaires soutenus dans la conquête de leurs droits, notamment
par une action politique. Pour Nestlé, ce sont avant tout des producteurs
et des consommateurs.
Le risque d’aggraverles famines
Se basant sur le rapport d’un groupe d’experts, les auteurs de la
brochure soulignent que les méthodes de l’industrie agro-alimentaire
ne présentent aucune solution durable, car elles menacent l’environnement
et risquent d’aggraver les famines. «Le mécanisme d’appauvrissement
des populations de l’hémisphère sud se trouve renforcé
par les macro-stratégies de lutte contre la pauvreté des multinationales
», écrivent-ils.
Ils prennent encore l’exemple de l’accès à l’eau potable pour
«concrétiser l’incompatibilité entre les deux institutions». En 2005,
les Églises de Suisse et du Brésil ont signé une «Déclaration oecuménique
sur l’eau comme droit de l’homme et bien public». Une
déclaration qui exhorte les Églises et les oeuvres d’entraide «à combattre
la tendance à la privatisation » de l’eau. Or Nestlé pratique
cette privatisation…
«Les deux mondes représentés par la grande multinationale
et la petite oeuvre d’entraide ne nous paraissent pas conciliables,
concluent les auteurs de la brochure. M. Decorvet (…) sera constamment
pris dans des conflits de loyauté qui gêneront le travail de
l’oeuvre d’entraide».•
Michel Bavarel
*Ce débat, au fond nullement
nouveau, ne se limite pas à la seule
EPER. Sommairement, j’en exprimerais
ainsi l’enjeu: la mission de
nos oeuvres d’entraide consiste-telle
à récolter un maximum d’argent
afi n d’offrir, sans trop bousculer
l’ordre établi, une assistance
aux moins favorisés ou aussi, sinon
surtout, à accompagner ces moins
favorisés dans leur résistance à un
ordre qui les opprime et dans leur
lutte pour moins d’injustice?
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